En matière de mariage pour tous, les positions de chacun sont pour le moins complexes et diverses. Il y a les homosexuels favorables au mariage, les homosexuels qui sont contre, les hétéro qui sont pour, les hétéro qui sont contre. Il y a ceux qui sont homophobes, il y a ceux qui n'ont rien contre les homos mais qui sont contre le mariage. Il y a ceux qui sont pour le mariage et pour l'adoption et pour la procréation médicalement assistée, il y a ceux qui sont pour le mariage et l'adoption mais pas la PMA, il y a ceux qui sont pour le mariage mais contre l'adoption. Et il y a aussi ceux qui n'en ont rien à faire, il ne faudrait pas les oublier. Bref, il faut de tout pour faire un monde, et tout ce petit monde est en ébullition.
Perspective historique - sauvegarder l'ordre
La France est divisée sur la question du mariage pour tous.
Mais pense-t-on que cette division est nouvelle? Si oui, on fait fausse route.
Les débats qui agitent actuellement notre société ne datent pas d'hier. Il
s'agit en fait d'un éternel recommencement.
Sans remonter aux calanques grecques, je voudrais néanmoins
m'arrêter sur une date importante du 19ème siècle: le 27 juillet 1884. Ce jour
là, la loi Naquet rétablit le divorce en France, du moins en partie. Le divorce
par consentement mutuel n'est pas reconnu (il faudra attendre 1975), seul l'est
le divorce pour faute. Cette année là, et les années qui précèdent, les débats sont âpres entre les opposants
et les partisans du divorce. Et déjà, il y a 129 ans, on retrouve les mêmes
arguments que ceux développés aujourd'hui. La logique est en effet la même. Je
vous propose ici des extraits des débats à la chambre des députés le 6 mai
1882:
Monsieur le député des Deux-Sèvres, Henri Giraud :
"Messieurs, le divorce que vous demandez aura des conséquences déplorables.
Il jettera le trouble dans les ménages, le trouble dans la société ; il attente
au bonheur des époux, au bonheur des familles, au bonheur des enfants. Et par
conséquent il faudrait quelque chose de très grave, un besoin impérieux, une
exigence extrême de ceux que nous représentons ici, pour que nous rétablissions
un pareil principe, quand depuis si longtemps l'usage en est aboli. Il faut
craindre aussi, messieurs, que le divorce ne provoque l'adultère dans certains
ménages (...)".
Un peu plus tôt, ce même député disait également ceci : "Maintenant, voulez-vous arrêter votre
attention sur le sort des enfants? (...) Je voulais, l'autre jour, établir un
arbre généalogique afin de me rendre compte de ce que serait la situation des
enfants nés de plusieurs mariages successifs, et j'ai trouvé que c'était
inextricable. Tout ce que je sais, c'est qu'avec le divorce la situation des
enfants sera cent fois pire que sous le régime de la séparation des corps qui
est aujourd'hui notre loi. Les enfants auront beaucoup à souffrir, physiquement
et moralement."
On retrouve déjà ici les principaux thèmes abordés par les
opposants au mariage pour tous : le modèle de la famille en péril, la décadence
de la société, le danger pour les enfants, la réforme non réclamée par la
population. De fait, ce débat sur le divorce en 1882 et le débat actuel sur le
mariage gay se prête magnifiquement bien à une application de la thèse
développée par Albert Hirschman dans son livre Deux siècles de rhétorique réactionnaire. L'auteur a ainsi repéré
trois figures rhétoriques qui servent de base à toute argumentation
réactionnaire (dans le sens de réaction à un progrès, ou à une avancée
présentée comme tel) :
- L'effet pervers : qui consiste à dire que les effets non
voulus de la réformes seront pires ou à l'opposé des bienfaits escomptés. Dans
le cas du divorce c'est la multiplication des adultères, l'augmentation de l'inégalité
entre l'homme et la femme.
- L'inanité : qui consiste à dire que la réforme ne changera
rien. Dans le cas du divorce, c'est le fait de dire que le mariage est une
règle naturelle au dessus de la loi et que de toute façon la population ne
demande pas le divorce.
- La mise en péril : ici le terme parle de lui-même. Mise en
péril de la famille, de la société, des acquis durement obtenus.
Et cela s'applique aujourd'hui au mariage pour tous
(essayez, vous verrez) ainsi qu'à tous les combats qui ont jalonné le chemin
entre 1884 et nos jours pour la conservation de l'ordre. Car voilà bien ce qui
réunit les opposants au divorce en 1884, les opposants à la pilule en 1966, à
l'IVG en 1974, au divorce par consentement mutuel en 1975, au PACS en 1999 et
les opposants au mariage pour tous en 2013. Ces derniers sont les héritiers
d'une tradition politique qui place l'ordre et son maintien au centre de
l'argumentation. Il peut s'agir de l'ordre politique, de l'ordre social, de
l'ordre moral, de l'ordre familial ou encore de l'ordre religieux. Ce n'est pas
une tare en soi, simplement un constat.
Pour en finir avec ma rétrospective historique, du côté des
partisans du divorce, on mettait déjà en avant le principe de l'égalité et de
la liberté. Tout comme aujourd'hui. Rien de nouveau sous le soleil donc.
Le mariage en question
Et il y a tellement peu de nouveauté qu'aujourd'hui encore,
la principale problématique qui sous-tend toutes les autres, c'est celle de la
définition du mariage. Il semble que la division se joue d'abord là-dessus, car
le mariage n'est pas compris par tout le monde de la même façon. Je vais me
permettre de citer une dernière fois la séance parlementaire du 8 mai 1882, un
opposant au divorce prend la parole :
"Il [le rapporteur] vous a montré les sociétés
humaines se développant, grandissant, s'étendant, s'épurant par les vertus de
la famille ; il vous a montré l'homme, retenu au début dans des liens
grossiers, se dégageant peu à peu, par étapes successives à travers les âges de
progrès, de la polygamie, pour se renfermer, par ses propres lois, dans le
mariage indissoluble. (...) Pourquoi l'honorable rapporteur vient-il en même
temps vous dire qu'il faut redescendre le cours du progrès?"
Tout est là. En 1884 comme aujourd'hui, pour une partie de
la société, le mariage est l'aboutissement d'une société évoluée, un âge d'or
naturel qui voit s'unir un homme et une femme dans le but de fonder une famille
indissoluble. C'est bien là que réside le problème. Après plusieurs heures de
débat, il résulte que bon nombre d'opposants au mariage pour tous, l'amour n'a
rien à voir avec le mariage. Ou tout du moins, ce n'est pas ce qui est le plus
important. Le plus important c'est la fondation d'une famille, le mariage étant
lié directement à la procréation. Cela se tient, rappelons que pour les
puristes, l'acte sexuel ne peut avoir lieu que dans le cadre du mariage, et
pour les plus puristes encore, l'acte sexuel n'est alors pas protégé car il a
pour but la conception de l'enfant. Voilà sur quel modèle se fondent une partie
des opposants au mariage pour tous, le modèle du mariage comme prélude à la
famille, le mariage comme engagement indissoluble d'un homme et d'une femme.
Dans ce système de pensée, le mariage homosexuel est en effet une aberration,
car c'est une union non fertile et non naturelle, qui peut être acceptée, mais
non dans le cadre institutionnel du mariage. La Grèce antique est d'ailleurs
souvent prise en exemple : l'amour entre homme y est banal et répandu, mais
lorsqu'il s'agit d'une mariage, c'est toujours un homme et une femme, car
l'objectif encore une fois reste la procréation. Cette partie de la société
distingue donc en quelque sorte famille et amour.
Oui mais voilà, la définition du mariage a évolué. De nos
jours, l'amour dans le mariage est mis en avant. On se marrie de moins en moins
par devoir. Rappelons qu'il n'y a pas si longtemps, les époux et épouses
étaient choisis par les parents, et un garçon mettant, accidentellement ou non,
une fille enceinte était tenu de l'épouser. Cela est aujourd'hui marginal.
L'amour comme raison du mariage est communément admise, même chez les couples
précédemment cités cherchant à fonder une famille. Cela tient à l'évolution
progressive de la société. Le divorce a mis fin au mariage définitif, la
contraception et l'avortement ont permis aux hommes comme aux femmes de gérer
leur désir ou non d'enfant. Le résultat de ceci c'est une diversification du
mariage. Aujourd'hui on peut se marier sans avoir d'enfant par la suite, on
peut faire des enfants hors mariage, on peut se marier, divorcer, se remarier,
et fonder plusieurs familles, on peut se marier pour institutionnaliser
l'amour, ou bien même se marier uniquement pour les avantages que cela offre en
terme de droits et de fiscalité. Les combinaisons sont multiples. On peut même
ne pas vouloir se marier. C'était la tendance à la mode chez les jeunes dans
les années 1970, où l'institution du mariage était en partie rejetée, au nom de
la liberté. A ce titre, il est intéressant de noter ce basculement en quelques
dizaines d'année puisqu'en 2013 tout le monde semble revendiquer le droit au
mariage, ou en tout cas à son mariage.
Ainsi, du côté des partisans du mariage pour tous, c'est
l'amour qui prime, ainsi que le droit pour deux hommes ou deux femmes d'être en
couple et de fonder une famille. Là aussi l'évolution de la société a bien
aidé. La frontière entre masculinité et féminité, ou plutôt entre paternité et
maternité est beaucoup moins tranchée. Certaines pancartes vues dans les
manifestations du 13 janvier 2013 à Paris résument bien les positions traditionnelles de l'homme et de la
femme dans le couple, un peu clichées, qui tendent à disparaître si ce n'est
pas déjà fait. On a pu lire par exemple "une mère pour la tendresse, un
père pour la discipline". L'image du père autoritaire, chef de famille, et
de la mère tendre et délicate, ne recouvre plus guère une vérité générale. On
peut être un homme sans être autoritaire, on peut être un homme et être une fée
du logis, comme on peut être une femme sans être particulièrement tendre ou
habile dans les tâches ménagères. Les combats féministes n'ont à ce titre
jamais cessé de réclamer la fin des discriminations et l'égalité homme/femme.
Le clivage se situe là, entre ceux qui pensent que les rôles de l'homme et de
la femme dans le couple ne sont pas interchangeables, et ceux qui pensent au
contraire qu'un homme peut très bien assurer le rôle traditionnellement dévolu
à une mère et vice versa. Entre égalité et complémentarité. Simple arithmétique : si la femme est l'égale de l'homme, alors la réciproque est vraie et l'un peut bien se substituer à l'autre, par exemple dans la famille. Ou alors on déclare la femme complémentaire de l'homme et l'on voit bien les réactions qu'il y a eu en Tunisie en août 2012 lorsque la nouvelle constitution prévoyait d'employer cette expression...
Le débat actuel prendrait donc ses racines dans la
définition même du mariage et de la famille. Des logiques différentes sont à l'œuvre
dans chaque camp et ces logiques sont les fondements sur lesquels s'établissent
les autres antagonismes. Tout part de là, que ce soit la question des enfants
en général, de l'adoption ou encore de la procréation médicalement assistée.