Alors
qu'internet s'ancre au cœur du politique suite aux publications de
Wikileaks, l'écart entre le citoyen et l'Etat se creuse : L'un crie
« victoire», l'autre « tyrannie ». Aperçu.
Au
grand dam de Louis Brandeis, fondateur de la Transparence, la lumière
du soleil ne « désinfecte » plus le regard du citoyen désabusé. Chaque
jour amène de nouveaux mémos diplomatiques et l'information passe,
vérité officieuse devenue officielle, dans les grands titres de nos
journaux. Mais si la transparence, à laquelle Wikileaks et les
journalistes se réfèrent constamment, a évidemment gagné du terrain, il
n'est pas sûr que cet idéal ou, dirais-je plutôt, cette idéologie, aide
le citoyen à reprendre confiance en la démocratie. Il serait même plutôt
le moteur de son désenchantement. A l'origine, pourtant, le mouvement
de la transparence, débuté au États-Unis, poursuivait un autre but: en
éclairant le citoyen sur les défaillances de l'état, celui-ci aurait dû
pouvoir jouir pleinement de sa fonction et juger en conséquence.
Considéré ainsi comme une vertu démocratique, le mouvement a pris une
telle ampleur que rares sont aujourd'hui les domaines où le mot
«transparence » n'existe pas. Il est économique, quand on parle de la
transparence des banques, il est sociologique, quand Facebook devient
producteur d'un lien social virtuel, il est politique quand Tony Blair
fait voter une loi sur la liberté d'information en 2005. Souhaitable
sans aucun doute pour une meilleure visibilité des organismes
économiques et étatiques, la transparence a aussi de nombreux effets
pervers pour la démocratie. Et Wikileaks en offre un des meilleurs
exemples.
Un 28 novembre dans l'Histoire
Les
conséquences de ce 28 novembre nous sont encore inconnues. Et pourtant,
il est certain aujourd'hui qu'il constitue une nouvelle étape dans
l'histoire des états démocratiques et cela pour trois raisons: c'est la
première fois que des documents diplomatiques officiels ont été jetés à
la face du monde. En s'attaquant à la raison d'état, Wikileaks a touché
le cœur de la sphère politique. C'est un acte sans précédent et à long
terme une pure folie, car la diplomatie américaine a vu la confiance,
qu'elle avait instauré avec difficulté dans les pays arabes notamment,
s'évanouir en moins d'un clic. En rompant ainsi cet équilibre dans les
relations internationales, Wikileaks et ceux qui l'ont suivi ont donné
aux dictatures une raison légitime de brider un peu plus la liberté
d'information. Hu Jintao peut aujourd'hui se féliciter d'avoir aussi
bien sécuriser son Web. Mais plus grave encore est la réaction de nos
états démocratiques. Déjà le rejet systématique de Wikileaks et les
poursuites judiciaires sont les symptômes d'une peur incontrôlable. Une
telle attaque ne peut contribuer qu'à plus d'opacité et à l'installation
durable d'une perte de confiance à l'intérieur même de l'organisme
étatique mais aussi, et c'est bien pire, entre l'état et le citoyen.
Après
la publication des dossiers, le climat de défiance qui régnait déjà
entre ces deux entités s'est encore exacerbé. L'un s'est émerveillé de
voir son pouvoir de surveillance se renforcer, l'autre a pris peur et a
commencé une chasse à l'homme. Cet écart entre les deux n'est cependant
pas une nouveauté. Les contre-pouvoirs, qui par leur définition même
s'opposent à l'état, ont pris une telle importance de contrôle et de
surveillance que le citoyen se conçoit aujourd'hui moins comme un
citoyen-électeur que comme un citoyen-surveillant. La politique
elle-même provoque plus de répugnance que de volonté et l'impuissance du
citoyen relayé par celle de l'état devant les instances économiques, en
est aussi en partie la cause. C'est dans cette faille de la démocratie
moderne que Wikileaks a pu entrer. Tel un corps étranger dans un
organisme, il a contaminé la plaie rendant impossible tout retour en
arrière.
Ce 28 novembre, Wikileaks, à travers Internet, s'est
aussi autoproclamé nouveau « contre-pouvoir ». Un site informel, sans
queue ni tête, sans légitimité, s'est vu propulsé sur le devant de la
scène grâce à cinq journaux internationaux. Ainsi ceux qui font
traditionnellement tout l'exercice de la démocratie, ont laissé
Wikileaks s'infiltrer à l'intérieur sans se soucier des conséquences et
pour une seule chose: le scoop. Aussi certains journalistes ont pu en
toute impunité parler de Julian Aussange comme d'un idéaliste.
Néanmoins, le mot qui serait plus juste d'employer est celui
d'idéologue. Loin en effet de proposer un idéal qui entraîne les hommes
vers un avenir plus juste ou plus attrayant du moins, Wikileaks veut
miner le politique jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un cadavre dénué
de toute passion. Car le site ne se fonde que sur un primat négatif: Le
politique est mauvais de par nature et il est là pour le révéler. De
fait, bien loin d'être l'outil d'une démocratie plus participative,
internet, à travers la transparence, est devenu l'instrument et le
moteur du terrible désenchantement qui hante aujourd'hui la démocratie.
Néanmoins il nous reste à espérer que l'idéal démocratique sera plus
fort que l'idéologie transparente. Encore faut-il lui donner du sens.
Donner du sens à la démocratie
Mettre
à nu la démocratie ne signifie pas donc lui donner plus de sens. Le
regard ne peut révéler une quelconque vérité politique. Comme
l'indiquait Madame de Chartres dans la Princesse de Clèves à propos de
la Cour du Roi: « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu ci, vous
serez souvent trompé, ce qui paraît n'est presque jamais la vérité ».
Plus le regard se fait juge dans une société, plus les apparences
prospèrent. Il faut donc s'opposer à la transparence absolue, tel que
l'entend Wikileaks. Pour autant, il est nécessaire de fonder un
mouvement qui consolide notre démocratie. Nous ne vivons pas dans une
nouvelle URSS où la « Glaznost » est une nécessité absolue mais dans un
monde qui attend des générations futures une action responsable. Cette
action responsable nous ne pouvons le faire qu'en intégrant les
nouvelles technologies dans une forme de solidarité, mot qui en a
remplacé un autre plus lourd de significations: l'intérêt général.
Aujourd'hui
l'idéal démocratique, qui fait du citoyen un homme actif et responsable
dans la vie politique, est encore une conquête et non pas un acquis. La
« liberté, l'égalité, la fraternité » sont loin en effet d'être devenus
réalités. Et c'est pourquoi il faut encore y croire, car le politique
est bien plus objet de croyance que de savoir. La place prépondérante de
la religion dans la cité grecque en est un des parfaits exemples. Aussi
la période charnière qui est la nôtre nous laisse de nombreuses
perspectives d'avenir. Nous pouvons faire le choix de garder encore
espoir dans l'idéal démocratique et parfaire nos institutions
politiques. Mais cela ne peut se faire qu'à travers une seule idée : la
participation. Cette participation n'est pas seulement une participation
au vote mais aussi une participation de chacun dans la sphère
politique. Et internet nous en donne actuellement le pouvoir.
Pour
autant cette action ne peut être univoque. État doit aussi rétablir
le lien, aujourd'hui rompu, entre lui et le citoyen. Son silence
dogmatique lors des manifestations, l'impossibilité d'engager un
véritable dialogue et d'expliquer les décisions prises doivent être
sanctionnée, car il est potentiellement dangereux pour les deux entités.
La nouvelle génération se doit aussi d'être consciente de ce que
signifie servir l'État et servir la démocratie. L'intérêt général doit
au moins idéalement être la mesure de toute action politique. Si nous y
arrivons, peut-être aurons-nous enfin acquis ce « supplément d'âme » que
Bergson appelait de ses vœux.